Comme
1942. La guerre fait rage. La France est occupée.
Les cirques interrompent leurs activités ou vont leur chemin comme ils peuvent tel le CIRQUE NATIONAL des chers Amédée et Yolande RINGENBACH avec les RICONO, les STURLA et les GRUSS.
Nos artistes serrent les coudes et serrent aussi la ceinture car les temps sont extrêmement difficiles. Heureusement, l'amour de leur métier, leur talent et leur débrouillardise, les aident à tenir le coup.
Et tandis que leur vie se déroule au rythme changeant des places et des spectacles, Alexis et André GRUSS sont attentifs à toutes les rumeurs, tous les échos, tout le bouche à oreille du monde circassien : qui vend quoi ? Un camion ? Une tente ? Une verdine ? Quel matériel ? Quel prix ? Où ? Tout est noté puis communiqué à Lucien JEANNET, à Bavans, dans le plus grand secret. Et c'est lui qui va parcourir la France meurtrie, non sans risque, pour acheter et rapatrier tout le matériel intéressant à Bavans.
Un jour, par exemple, les GRUSS entendent parler d'un cirque à vendre au complet avec le chapiteau, les véhicules, etc. C'était le Cirque Karma, un petit établissement appartenant à une famille de circassiens juifs dont les malheureux parents venaient d'être envoyés en déportation. Les enfants s'étaient cachés et maintenant, se retrouvant seuls au comble du désespoir, ils vendaient tout le matériel avant de s'enfuir. Ce fut une occasion unique pour les GRUSS-JEANNET de s'équiper presque intégralement et pour les jeunes Karma de vendre tout, en une fois, à une seule personne payant cash.
Et mois après mois, telles les pièces d'un puzzle, les éléments du futur CIRQUE GRUSS-JEANNET sont assemblés et remisés dans des granges inoccupées de Bavans et des environs.
a
Comme Lucien JEANNET est un bosseur invétéré et que l'esprit du cirque coule aussi dans ses veines, évidemment il ne peut pas faire que cela : il continue de présenter son tour de chant et ses numéros de chiens et puisqu'il sait aussi dresser les chevaux, il met au point un nouveau numéro en liberté, original et stylé, avec une ponette du Shetland nommée Aigrette et deux petits Pinschers : Bobby et Chocolat.
Il se produit dans de nombreux Galas et il ne garde des cachets que le minimum, pour couvrir ses frais, car il offre tout le reste pour l'aide aux prisonniers de guerre.a
Comme il faut bien aussi subvenir aux besoins familiaux, Eliane JEANNET continue d'être la sage-femme aimée du Pays de Montbéliard. Elle aide aussi beaucoup de gens maltraités par la guerre ; et Lucien monte des numéros d'oiseaux qu'il revend ensuite. Il a un incontestable don pour le dressage et il obtient des résultats extraordinaires.
Entre autres, il monte un impressionnant numéro commandé par un artiste, Roger Corbin : "Le Théâtre des 120 Coqs Savants". Oui, vous avez bien lu : 120 coqs, de toutes les races, des magnifiques Nègre-soies barbus aux grands Houdans à crête double, des petits Pictaves nouvellement créés par le Comte Raymond Lecointre aux Géants de Jersey, des altiers Padoues dorés aux Leghorns blanc immaculé, des massifs Brahmas aux Noirs du Berry, des Phoenix Japonais aux célèbres Coqs Gaulois dorés... tous sont de la revue. Une gageure exceptionnelle sans précédent dans l'histoire du cirque et, à ma connaissance, jamais reproduite depuis.
Il monte aussi un très beau numéro de pigeons, commandé par Amédée RINGENBACH et que son épouse Yolande présenta avec beaucoup d'élégance sous le chapiteau du CIRQUE NATIONAL.a
a
A propos du CIRQUE NATIONAL, c'est justement en 1942, lorsqu'il présenta son spectacle au Pays de Montbéliard, qu'un fait vint construire une partie de l'histoire du CIRQUE GRUSS-JEANNET.
Amédée RINGENBACH et Lucien JEANNET ont beaucoup d'estime l'un pour l'autre. Ils parlent entre eux avec confiance et, un jour, Amédée lui explique que son caissier est parti et qu'il en est bien embêté. Lucien a donc une idée et la met en pratique dès l'après-midi : il en parle à son frère Robert, le seul de la famille JEANNET à avoir fait des études jusqu'au Brevet - ce qui n'était pas rien en ce temps là - et il lui demande s'il ne serait pas disposé à partir avec le cirque en tant que caissier "provisoire" et pour les dépanner.
Tout heureux Robert JEANNET accepte et le voilà parti sur les routes de France avec la troupe du CIRQUE NATIONAL.
Or c'est en cette saison que le prestidigitateur ROBERTSON présente son numéro d'illusions et de transmissions de pensées, assisté de sa fille Odette.
Cupidon faisant bien les choses, nos deux jeunes gens tombèrent amoureux l'un de l'autre et se marièrent à Paris durant l'hiver 1942-43. Nous allons les retrouver bientôt.
a
Pendant ce temps, à Bavans, les habitants commencent à se dire : "Oye voi, mais qu'est-ce qu'il fait le "Ny-Kley" ? On ne le voit jamais travailler ; c'est l'Eliane qui trime et qui remplit la marmite et son homme se tourne les pouces". En effet, personne ne le voyait jamais travailler au sens "ouvrier des usines alentours". Son élevage de chiens n'a jamais été ouvert au public et, en dehors de ses prestations artistiques (qui aux yeux des villageois n'étaient pas un travail), il était toujours soit en déplacement, soit dans ses écuries à tirer profit des centaines d'heures que demandent un dressage perfectionniste. De plus, au cours de ces heures-là, il chantait tout le temps, il était heureux malgré les vicissitudes de la guerre. Donc effectivement, aux yeux des Bavanais, il ne travaillait pas (sic) !
Une autre anecdote épatante : savez-vous comment Lucien JEANNET a apprit à conduire ?
Dès 1935, après quelques leçons dans une "Ecole de Conduite", son épouse Eliane JEANNET avait obtenu son "Certificat de Capacité" et s'était achetée une petite voiture pour son travail, une L. Rosengart LR4 cabriolet de couleur grenat. Auparavant, elle se déplaçait à vélo, des centaines de kilomètres, par tous les temps, de nuit comme de jour, été comme hiver, avec ses mallettes de sage-femme. Mais maintenant, c'était l'une des premières femmes au volant de la région et cela était très moderniste : elle faisait partie des femmes émancipées !
Quant à Lucien, lui, il ne savait pas conduire. C'était un as du tilbury mais pas du volant.
Comme il allait devenir directeur de cirque, il fallait bien trouver une solution. Il demanda alors à son épouse de lui apprendre. Elle venait de s'acheter une nouvelle Simca 5 Grand Luxe, toujours grenat, et c'est dans cette voiture qu'ils partirent sur la Place du Champ de Foire de Montbéliard. Il prit le volant, découvrit l'usage des pédales et l'art du changement de vitesse, fit quelques tours et manoeuvres sautillantes et point final. Dans la lancée il visita un ami qui avait une "Ecole de Conduite", les papiers furent remplis et, le même jour, il alla à la Sous-Préfecture et acquit son permis. La France comptait un conducteur de plus !
C'est authentique, loufoque et ce n'est pas fini : quand on conduit un cheval, même si vous tournez la tête quelques minutes sans regarder la route, pour admirer quelque chose ou parler avec quelqu'un, il n'y a pas de problème car le cheval continue tout droit. Vous m'avez compris. Lucien, par habitude, faisait la même chose... mais une voiture n'est pas un cheval... Et bienheureux ceux qui n'étaient pas en face à ce moment là !!
Il n'est jamais tombé dans un fossé mais ma grand-mère a eu bien des frayeurs. Et puis il se perfectionna et n'eut jamais d'accidents malgré les millions de kilomètres circassiens qu'il fit ensuite.
aRevenons maintenant à notre histoire.
Chacun est en droit de se poser une importante question : avec quel argent achète-t'il le matériel ? Lucien JEANNET est autonome, il n'a pas de salaire fixe, il offre la majorité de ses cachets pour les prisonniers de guerre, personne ne le voit travailler... Alors comment ?
Souvenons-nous de son élevage de luxe de chiens Danois (expliqué au Chapitre 03). Il lui permit d'amasser une consistante fortune qui, tout simplement, était destinée à ce but.
On peut même ajouter avec humour que c'est grâce aux "600 chiens Danois" que le CIRQUE GRUSS-JEANNET put se construire !!a
Alexis et André GRUSS n'ont pas d'argent d'avance, ils ont juste de quoi vivre. Lucien JEANNET a de l'argent et sait le gérer.
Ils prennent donc cette décision : Lucien avance la totalité de l'argent nécessaire et Alexis lui remboursera ensuite la moitié de ce montant qui constituera alors sa part. Quant aux résultats futurs du cirque, une fois tous les frais payés, les bénéfices seront partagés en deux parts égales, une pour Alexis et une pour Lucien.
C'est parfait mais malheureusement l'imprévisible arrive : Lucien n'a pas assez d'argent... Même si la plupart du matériel est d'occasion, il coûte cher et il y a toujours quelque chose à rajouter. N'oublions pas qu'il s'agit d'un cirque complet à acheter !
Que faire ? Lucien JEANNET ne "perd pas les pédales". Il demande à son plus jeune frère, Robert - qui a vécu quelques mois au CIRQUE NATIONAL - de s'associer avec eux.
Bien des années avant, il lui avait conseillé d'acheter des maisons pour avoir du patrimoine. Eh bien maintenant, il lui conseillait de les vendre ! Robert JEANNET a confiance, il accepte et vend une très belle maison sise à Valentigney. Puis il prête la totalité de l'argent de la vente à son frère donc, par la même occasion, à Alexis GRUSS.
Lucien JEANNET ne "perd toujours pas les pédales" : il sollicite l'un de ses frères plus âgés possédant une entreprise, Georges JEANNET qui, dans la confiance, lui prête aussi de l'argent. Et les achats continuent pour arriver, enfin, à leur terme. Il était temps !
C'est ainsi que les frères JEANNET payèrent la totalité d'un cirque au grand complet. Personne ne les a aidés, ni banques, ni connaissances. Un pur autofinancement. (2)
a
Automne 1942.
A chacune de leur rencontre, Alexis, André et Lucien ébauchent les premiers traits de leur futur Programme...
Les contacts avec les artistes, les musiciens, se mettent en route discrètement...
La fébrilité des débuts commence d'envahir nos trois amis...
Le temps du démarrage approche... approche...
Et dans la pénombre de granges isolées, précieusement gardé, tout le matériel sommeille en attendant d'être ornementé du nom de GRUSS-JEANNET et de briller sur les places de France.
a
(1) Dans sa chaleureuse biographie, Arlette GRUSS parle d'une aide des frères Peugeot. C'est possible mais je n'en ai retrouvé aucune trace dans les archives. Je le cite par déférence pour Arlette.
a
Copyright textes et photos - Dépôt BFZT195 - Joël Rehde
a
*****
a
je découvre vos écrits ce soir et c'est avec beaucoup de plaisir et d'intérêt que je suivrai la suite de ces illustres familles dont le courage n'a d'égale que le talent.
merci de nous faire partager ces épopées si passionnantes
bien a vous, simon friess
Rédigé par : simon friess | 28 octobre 2009 à 22:19