Comme
Printemps 1945.
Les GRUSS-JEANNET sont sur le départ.
Tout le monde est du voyage y compris Robert CHASSARD, le jeune forain dont nous avons fait la connaissance en été 1944, à Bavans, et qui a commencé d'être formé aux arts de la piste par Alexis GRUSS (1).
Un nouveau venu, connu du monde du cirque, les rejoint également : Bibi RIXFORD (de son vrai nom Louis Mégnin). Lui-même n'a jamais été artiste mais il a pris le nom de piste de sa famille - les RIXFORD - une célèbre troupe française de trapèze volant. Il est engagé comme Administrateur Général et Avant-Courrier. Il en possède toutes les compétences et restera jusqu'en 1959 chez les GRUSS-JEANNET.
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Dès les premières villes le succès est total. Le petit chapiteau est bondé à chaque représentation.
Toujours de 22 x 24 mètres, avec son unique gradin de sept rangs et sa piste au diamètre atypique de 11 mètres, il a néanmoins quelque chose de changé : un entourage flambant neuf !
Le mémorable entourage "patchwork" est tombé en lambeaux et il a fallu en acquérir un nouveau en sacrifiant les infimes économies des saisons passées.
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Soleil et joie sont omniprésents durant les premières semaines. Rien ne peut entacher la bonne humeur de nos artistes. Sauf... Sauf ?... Les premiers orages qui éclatent et font rétrécir la toile de l'entourage d'au moins 40 cm !!
La proposition faite aux GRUSS-JEANNET était trop alléchante, le prix trop bas. Ils n'ont pas réfléchi et, en pensant faire une bonne opération, ils se sont fait avoir comme des novices : cet entourage n'était ni de qualité, ni traité au "latim" comme convenu (2), d'où son inévitable rétrécissement.
Inutile de décrire la tonitruante colère de nos amis, impossible à passer sur le vendeur disparu sans laisser d'adresse.
Que faire ? André GRUSS prend la chose en main : il déniche de longues chutes de toile, d'une largeur appropriée ; avec l'aide d'un bourrelier spécialisé et de ses hommes, ils s'appliquent à les coudre à la base de l'entourage pour retrouver la
hauteur d'origine ; ils traitent ensuite le tout au "latim" plutôt deux fois qu'une et quelques jours après, grâce à ce travail d'arrache-pied, le chapiteau est enfin redevenu présentable.
Cette cuisante mésaventure servit de leçon définitive à André pour toutes les sélections de chapiteaux qu'il fit par la suite.
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Bouleversées par la guerre, les régions où ils travaillent sont en ruines mais elles sont libérées, un mot que l'on n'osait plus imaginer.
Chaque ville a ses cicatrices. A Saint-Hippolyte par exemple - commune du Doubs bombardée le 19 Juin 1940 - les GRUSS-JEANNET vont vivre une drôle d'expérience.
La Place Centrale est petite et quelques convois sont garés dans les rues adjacentes ou devant les vitrines des magasins autour de la place. En général, circassiens et commerçants s'arrangent à l'amiable pour que ce léger tracas d'une journée soit compensé par des invitations au spectacle.
Or dans la matinée, brusquement, une commerçante sort de sa boutique en rouspétant les monteurs, pointés du doigt. Indifférent, André GRUSS ne bouge pas et continue le montage du chapiteau avec ses hommes.
Voyant qu'elle n'obtient aucun résultat, la mégère se met alors à brailler qu'on allait voir ce qu'on allait voir et qu'elle ne supportait pas que sa vitrine soit ombragée par un camion de bohémien !
"Vas vite appeler Monsieur JEANNET" demande André à l'un des monteurs.
D'emblée Lucien arrive à grand pas et essaie de calmer le jeu en offrant une poignée d'invitations avec son plus beau sourire. Rien à faire, elle se met à hurler "Personne ne peut m'acheter comme cela" tandis qu'un véritable attroupement se forme autour de cette prise de bec.
Les habitants la connaissent bien, la suite va nous dire pourquoi.
Après dix minutes de palabres inutiles, il faut en finir et Lucien lui assène quelques petites phrases bien tournées dont
celle-ci : "Pendant la guerre, vous acceptiez bien l'occupant et
vous n'avez rien dit !! "... Applaudissement général de l'auditoire qui acquiesce sans partage tandis que la femme reste bouche bée.
Lucien, rejoint par Alexis, ne comprend pas et les sédentaires leur expliquent alors que, c'est vrai, pendant la guerre cette commerçante acceptait l'occupant, sans rien dire, trafiquant avec les nazis et jouissant d'un favoritisme outrancier.
Lucien n'en savait rien mais sa phrase avait fait mouche !
La commerçante stoppa net et rentra dans son magasin pour n'en plus ressortir de la journée.
La soirée fut magnifique, les GRUSS-JEANNET refusèrent du monde et, en piste, Lucien JEANNET-Monsieur Loyal fut applaudi encore plus que de coutume.
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Suivant un itinéraire familier, nos amis visitent toutes les régions de l'Est de la France. Partout leur public est fidèle mais plus encore en Lorraine, depuis l'époque des ancêtres GRUSS, RICONO et MARTINETTI.
De nombreuses villes les attendent : Briey (où est né Alexis GRUSS Sr.)... Hagondange... Thionville... Homécourt, une cité minière très prospère grâce, bien sûr, à sa mine mais aussi à une grande usine sidérurgique.
Riche, la direction de cette usine a fait construire une piscine de taille olympique pour le bien-être de ses employés et, à la venue du CIRQUE GRUSS-JEANNET, les directeurs invitent tous les artistes à en profiter amplement. Un généreux cadeau qui permit aux enfants des familles GRUSS et JEANNET, pour la première fois de leur vie, de se baigner dans une piscine unique en France.
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Pour le Programme 1945, Odette JEANNET est maintes fois en piste.
Tout d'abord, elle contribue à la présentation du spectacle avec son beau-frère Lucien. Tandis qu'il se donne à son rôle de Monsieur Loyal, elle présente simultanément un joli panneau sur lequel est inscrit le numéro de l'attraction dans l'ordre du programme. Par exemple, si Arlette GRUSS au trapèze est en cinquième position, Odette défile avec le chiffre 5. Cet élégant préliminaire est courant dans la tradition circassienne de ces années-là.
On lui a monté aussi un petit numéro d'illusion "patriotique" avec comme assistant Robert CHASSARD (dit Nin-Nin). Alexis GRUSS l'a voulu ainsi pour qu'il s'habitue à être en piste.
Le rôle de Nin-Nin est simple : il doit tenir debout un grand cadre posé sur un piédestal et manipuler secrètement des poussoirs selon un ordre bien défini.
Quant à Odette, elle doit par "transmission de pensées" faire apparaître différents portraits dans ce "cadre magique". C'est ainsi qu'apparaissent, au rythme des pensées, les visages du Général de Gaulle, de Churchill, de Staline, d'Eisenhower, etc.
Mais voilà qu'un jour, Nin-Nin se trompe de poussoir... et alors qu'Odette annonce fièrement : "Et voici le Général de Gaulle ! "... c'est le visage de Staline qui apparaît avec ses grosses moustaches !...
Autant dire que la salle est hilare devant le comique de la situation et la confusion de Nin-Nin qui ne sait plus quoi faire.
Leur sortie fut très applaudie mais Odette était furibonde !
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Un second numéro "patriotique" est au Programme : celui de Lucien JEANNET.
Pour cette année, il a spécialement monté un numéro mixte avec chiens - Bichons et Fox anglais - et pigeons. Au final, Lucien endort en un mouvement le plus beau des pigeons et le pose, flasque, sur une table décorée où se trouve une petite maison sur laquelle est inscrit le mot France. Respectueux, les spectateurs ne disent mot.
Il annonce ensuite : "Au nom du pays qui lui plaira, le bel oiseau se relèvera" puis cite divers pays alliés tandis que l'oiseau - comme mort - ne bouge pas.
Et lorsque ces mots "Debout pour la France" sont prononcés, en une seconde le pigeon se redresse fier comme Artaban et, sous les applaudissements redoublés de la salle, Lucien-Monsieur Loyal peut saluer et annoncer le numéro suivant, celui de Lydia & Harrys dans leurs incomparables performances aériennes.
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Quelques mots sur ce duo aérien qui fait aussi un numéro de jonglerie. Leur nom de famille est Bérodier. Il est français, elle est russe. Ils ont un fils, Anatole Bérodier, dont le nom d'artiste est Toly Bére ; il est jongleur. Un drame lui est arrivé : à Lyon, lors d'une rafle nazie, il s'est retrouvé dans le lot des personnes arrêtées puis a été déporté en camp de concentration. Il avait 18 ans.
Aucun espoir pour ses parents... Jusqu'au jour où, en cours de saison, ils reçoivent une lettre de la Croix-Rouge leur annonçant que leur fils est vivant !
Quelques jours après, dans son pauvre corps décharné, il rejoint ses parents au CIRQUE GRUSS-JEANNET. Quelle immense émotion. Que de tendres soins pour le fortifier et le réhabituer à la vie normale. Toly est tellement heureux de retrouver ses chers parents et l'atmosphère du cirque qu'il ne peut s'empêcher de leur demander : "Est-ce que je peux commencer de retravailler en piste avec vous ? ". Et c'est ainsi qu'il reprit des forces et le goût à la vie grâce au numéro de jonglerie familial.
En cette même saison, un incident poignant arriva à Lydia. Un jour, une drôle de blessure apparaît sur l'un de ses doigts. Elle consulte un médecin et apprend que c'est un panaris en développement, quelque chose de très douloureux. Il lui conseille de prendre un temps d'arrêt mais, artiste dans l'âme et n'ayant pas d'autre choix, elle n'écoute pas le médecin. Si elle arrête, ce sera la suppression de leurs deux numéros au Programme et ce n'est pas possible.
Evidemment, sa
main souffrante est sollicitée à chaque instant mais sa grâce est telle
que personne ne peut imaginer le terrible épisode qu'elle traverse. Comme si de rien n'était, elle continue donc de travailler en piste, souriante et gracieuse jusqu'aux applaudissement finaux.
Dans l'ombre, derrière la gardine, seuls les circassiens assistent à l'effondrement de Lydia sitôt cachée aux yeux du public. Son épreuve dura plusieurs semaines et jamais elle ne manqua une représentation, deux fois par jour, dans deux numéros.
Pour terminer sur un sourire, Harrys expliqua à Lucien JEANNET pourquoi il avait choisi un costume Hindou pour leur numéro aérien : pour avoir un pantalon ample capable de cacher ses jambes... car il estimait que ses mollets étaient trop courts par rapport à son buste musclé !
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Un autre souvenir spécifique à l'année 1945 : quasiment à chaque représentation, en plus des spectateurs français, des dizaines de G.I. américains assistent au spectacle.
Les G.I. chauffent la salle de façon exceptionnelle. Ils applaudissent sans cesse, sifflent pour complimenter et encourager les artistes, débordent d'un enthousiasme permanent et rient aux éclats comme des enfants lors de l'entrée comique avec Alexis et Dédé GRUSS... même s'ils ne comprennent pas un mot des blagues de Dédé !
Mieux que ça, si les français n'ont plus d'argent, les américains en ont et, lorsque Philippe GRUSS (10 ans) fait la voltige équestre sur Aigrette, c'est de la folie. Les G.I. unissent leurs cris de joie aux poignées de monnaie et de billets lancés dans la piste ! Et à la fin du numéro, tandis que l'orchestre interprète une marche américaine, Philippe court dans toute la piste pour ramasser l'argent en saluant les spectateurs avec un sourire radieux. Imaginez l'ambiance !
Le bonheur de l'après-guerre et la chaleur d'un tel spectacle font que, lors de la parade finale, les quelques 500 spectateurs sont debouts... et le coeur des GRUSS-JEANNET bat très fort, pris par l'émotion des artistes qui ont tout donnés pour leur public.
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La saison fut extraordinaire et se termina au comble de la joie quand Eliane JEANNET mis au monde un petit Daniel JEANNET, le 12 Septembre 1945, à Belley, dans l'Ain.
Eh oui, dans l'Ain, car nos circassiens commencent d'étendre leur tournée en Haute-Savoie et en direction du Sud de la France, où nous allons les accompagner bientôt.
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A leur retour au Pays de Montbéliard, une nouvelle désagréable attend les GRUSS-JEANNET : une fois encore ils doivent changer de remise.
Les locations de la distillerie de Bart et du moulin de Bavans ne sont pas renouvelées et Lucien JEANNET doit se démener pour trouver un autre lieu d'accueil.
Mis en contact avec le propriétaire d'une usine désaffectée (l'ancienne Filature Sahler), il se débrouille pour louer uniquement les bâtiments les mieux adaptés au cirque. Les familles GRUSS y passent donc l'hiver bien à l'abri tout en vivant dans leurs verdines. Une piste est même montée pour répéter, ce qui est idéal.
Cette troisième remise provisoire est sise à l'entrée de Montbéliard, au lieu-dit "Les Neufs-Moulins", près de Sainte-Suzanne.
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Mais que le lecteur se rassure, ce désagrément a vite été atténué par un fait des plus positifs.
Comme nous l'avons vu, Alexis et Lucien sont les deux directeurs-propriétaires. Une fois tous les frais et salaires payés, chaque jour, ils se partagent les bénéfices du cirque en deux parts égales.
L'année 1945 ayant été excellente, Alexis a pu rembourser une bonne partie de ce qu'il doit à son ami Lucien et la grosse somme d'argent - avancée par ce dernier en 1942 pour la part GRUSS dans l'affaire - est presque restituée (voir Chapitre 05).
Désormais la balance financière s'équilibre et les recettes du cirque peuvent enfin permettre la réalisation du rêve d'Alexis : acheter de nouveaux chevaux
!
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(1) Précisons-le encore : il s'agit d'Alexis GRUSS "Senior" (1909-1985), l'oncle d'Alexis GRUSS "Junior" (1944) qui est l'actuel directeur du CIRQUE NATIONAL ALEXIS GRUSS (www.alexis-gruss.com).
(2) A savoir qu'en ce temps-là, les toiles sont en fibres naturelles, en coton, de différentes qualités et épaisseurs. Pour être protégées des intempéries elles doivent être imperméabilisées plusieurs fois par an, au pinceau, avec un produit spécial baptisé "latim". Ce surnom est tout simplement le nom du fabricant - LATIM - spécialisé dans la production de toiles imperméables haut de gamme et de produits pour les entretenir.
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Copyright textes et photos - Dépôt BFZT195 - Joël Rehde
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